A l'origine, Lucie. Une stagiaire d'été, au travail. On sympathise. Cette fille est brillante, enthousiaste, déterminée, cultivée. Et sensible. Un soir, nous sommes au creux de fauteuils de velours, à attendre qu'un film commence, au cinéma. On en vient à parler des livres qu'on lit, puis de ceux qu'on aime, enfin de ceux qui ont changé notre vie. Et, avec une gravité que je reconnais illico comme étant la mienne, elle me lance : "Ce livre ? Pour moi, il y a eu un avant et un après."
Du coup, je pense, je rêve, je fantasme ce livre. Pendant deux ans et demi. Je le croise au détour des librairies et des FNAC, mais, je ne sais pas pourquoi, il m'impressionne. Il me fait peur. Je le caresse du bout des doigts, puis je le laisse où il est.
Courant janvier, enfin, le facteur me monte un colis inattendu. C'est ma Grande Amie qui me comble pour Noël : D'Autres Vies que la mienne fait partie du joli lot de poches, promesses d'heures heureuses. Je frémis. Alors voilà, nous avions rendez-vous, ce livre et moi. J'aime penser cela, poursuivre ainsi mon petit scénario intime, ma vie comme sur grand écran.
J'ai refermé hier soir le livre. Sans une larme. Sans malaise. Et pourtant, son propos est tellement, tellement obsur, triste, morbide même ! Mais... et voilà le grand challenge qui commence. C'était peut-être ma vraie crainte par rapport à cet ouvrage : comment en parler, après, mieux ou autrement qu'avec les mots de Lucie ?
C'est le livre d'un Homme. Qui ne veut renoncer à rien de ce qui est humain, accueillir le malheur des autres, des proches et des moins proches, parce qu'il est humain et voilà. Malgré ma lecture épisodique, j'ai ressenti très fort mon adhésion totale, à de nombreux endroits, aux propos d'Emmanuel Carrère. La preuve incroyable (pour moi) : pour la première fois depuis sept ans, je crois, j'ai corné des pages du livre, en me disant que ces phrases étaient la Vie, était ma vie, qu'il y avait là des pépites de Vérité brute, à se prendre dans l'estomac et à garder longtemps, très longtemps.
Je ne peux pas raconter ce livre. Il faut juste le lire, le vivre intérieurement et le préserver longtemps en soi. Y aller les yeux fermés, comme on dit : même les petites lignes des codes de justice, code de la consommation en premier lieu, deviennent passionnantes et émouvantes sous sa plume. Et puis Emmanuel Carrère, cet Homme, ce Juste, parle à son lecteur, l'apostrophe parfois. Et ça, quand bien même c'est éminemment casse-gueule, quand c'est bien fait, j'aime.
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