lundi 26 mars 2012

Des Vies sauvées de l'oubli

Ce sont peut-être les montagnes, collines, couleurs des prés, des orages, des fleurs, ciels changeants qui ont formé l'oeil de Raymond Depardon. On ne présente plus ce grand monsieur de la Photo et du Documentaire, fondateur de l'agence Gamma. Lui qui a pris ses premiers clichés dans la ferme familiale. La Vie moderne - troisième opus de la trilogie Profils paysans - était rediffusée dernièrement sur France 2. Merci le service public. Il s'y met un tout petit peu en scène.



No man is an island : évidemment, s'il va et retourne, dix ans plus tard, à la rencontre des derniers vrais paysans parlant encore l'occitan, sortant leurs brebis plusieurs fois par jour, ou trayant leurs deux pauvres vaches restantes à la main, c'est que ces gens-là détiennent une partie de son identité, de son terroir, de lui-même. Pas la peine de chercher vainement à établir une distance, dès lors. Et il l'explique bien : ce n'est souvent qu'à force de patience qu'il est finalement autorisé à entrer dans ces cuisines aux tables recouvertes de toiles cirées, où le café est bu dans un verre ou un bol, où les cuisinières hors d'âge ne connaissent pas les plats préparés.



On  navigue avec lui de la ferme de deux pépés de 83 et 88 ans, aidés par leur neveu quinqua tout juste marié et, donc, sa femme, rencontrée "par petite annonce" et venue du Pas-de-Calais avec ses enfants. Ça coince entre les générations. Le plus vieux pépé est le plus borné de tous, mais à mesure du film, on le voit presque s'éteindre doucement, ses forces le quittant. Et c'est infiniment triste.



Il y a ce couple de paysans : lui est bourru (comme la plupart) et elle scrute la caméra avec un sourire un peu idiot. Elle sert le café, propose des galettes. Ils n'ont plus que deux vaches et autant de chèvres, qu'ils cèderont à la fin du film. C'est trop d'efforts, trop de soucis pour deux natifs des montagnes qui ont travaillé bien au-delà du légal.



Il y a aussi cette jeune femme, mariée et mère de deux enfants, dont l'époux, fils de paysan, travaille dans les travaux publics. C'est elle qui veut élever des brebis. L'espoir allume ses yeux. Mais tout est éteint à la fin du film, là aussi. Trop de charges, trop de travaux à faire, en plus de la maison à rembourser, de la famille à faire vivre et du terrain à acquérir.



Il y a ce couple aux visages burinés si bons, et leur fils Daniel, le dernier-né, seul à être rester les aider sur la ferme, lui qui aurait voulu tout faire sauf cela...



Il y a aussi et surtout, c'est un minuscule plan dans le film, cette visite hors du temps, presque extraterrestre, à Paul, un paysan solitaire. Dire que celui-là est un taiseux est encore bien loin de la vérité. Seules les femmes parlent un peu plus volontiers dans ce film, tandis que les messieurs répondent laconiquement aux questions que Depardon leur pose. Mais ce Paul-là, il est au-delà du mutisme. La caméra est, suppose-t-on, posée sur la télé qui diffuse la messe d'inhumation de l'abbé Pierre. Paul est là devant, immobile, ses cheveux de hippie rider autour de sa tête, ses yeux inexpressifs (quoique), sa toile cirée sous ses mains crevassées. Et tout est là. Une beauté fulgurante, douloureuse, peut-être déjà morte. Paul n'est pas négligé : c'est la société, le progrès, la marche du monde et nous tous qui l'avons négligé. Paul porte sur ses épaules étroite et dans son regard d'une tristesse infinie tout le poids de l'oubli, de l'abandon, de la fin d'une certaine idée de la paysannerie. Une photo de ce Paul-là peut tirer des larmes.



C'est étrange, mais Depardon a aussi un peu parlé de moi. Et sûrement, de nous tous.
Je revois à l'instant la bande annonce et je les trouve tous beaux.

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